Thursday, December 6, 2012

Alexis Carrel

C’est en une mauvaise interprétation d’une idée géniale de Galilée que consiste l’erreur dont nous souffrons aujourd’hui. Galilée distingua, comme on le sait, les qualités primaires des choses, dimensions et poids, qui sont susceptibles d’êtres mesurées, de leurs qualités secondaires, forme, couleur, odeur, qui ne sont pas mesurables. Le quantitatif, exprimé en langage mathématique, nous apporta la science. Le qualitatif fut négligé. L’abstraction des qualités primaires des objets était légitime. Mais l’oubli des qualités secondaires ne l’était pas. Il eut des conséquences graves pour nous. Car, chez l’homme, ce qui ne se mesure pas est plus important que ce qui se mesure. L’existence de la pensée est aussi fondamentale que celle des équilibres physico-chimiques du sérum sanguin. La séparation du qualitatif et du quantitatif fut rendue plus profonde encore quand Descartes créa le dualisme du corps et de l’âme. Dès lors, les manifestations de l’esprit devinrent inexplicables. Le matériel fut définitivement isolé du spirituel. La structure organique et les mécanismes physiologiques prirent une réalité beaucoup plus grande que le plaisir, la douleur, la beauté. Cette erreur engagea notre civilisation sur la route qui conduisit la science à son triomphe, et l’homme à sa déchéance.

6 comments:

  1. L’homme cet inconnu

    par Alexis Carrel

    http://www.normalesup.org/~sage/Reflexions/Vie/AChomInc.pdf

    ReplyDelete
  2. 25 l’hommme, sculpteur & sculpté
    la rénovation ne sera faite par personne si ce n’est pas nous-mêmes. « Pour grandir de nouveau, l’homme est obligé de se refaire. Et il ne peut pas se refaire sans douleur. Car il est à la fois le marbre et le sculpteur. C’est de sa propre substance qu’il doit, à grands coups de marteau, faire voler les éclats afin de reprendre son vrai visage. »

    28 objet du raisonnement scientifique
    Des choses qui se rencontrent dans le monde matériel, qu’elles soient atomes ou étoiles, rochers ou nuages, acier ou eau, on a pu abstraire certaines qualités, telles que le poids et les dimensions spatiales. Ce sont ces abstractions, et non pas les faits concrets, qui sont la matière du raisonnement scientifique.

    71 division cartésienne & unité
    Il faut suivre le sage conseil que Descartes, dans le Discours de la Méthode, donne à ceux qui cherchent la vérité, et diviser notre sujet en autant de parties qu’il est nécessaire pour faire de chacune d’elles un inventaire complet. Mais nous devons réaliser en même temps que cette division n’est qu’un artifice méthodologique, qu’elle est créée par nous, et que l’homme demeure en tout insécable.

    77 danger science pure
    la science pure ne nous apporte jamais directement le mal. Mais elle devient dangereuse quand, par sa fascinante beauté, elle enferme complètement notre intelligence dans la matière inanimée.

    87 expérience sur l’homme
    Les êtres humains se prêtent mal à l’observation et à l’expérience. On ne trouve pas facilement parmi eux des témoins identiques aux sujets, et auxquels les résultats finaux puissent être référés.

    173 dualisme cartésien
    En somme, le corps et l’âme sont des vues différentes des abstractions faites par notre esprit d’une être unique. L’antithèse de la matière et de l’esprit n’est que l’opposition de deux ordres de techniques. L’erreur de Descartes a été de croire à la réalité de ces abstractions et de regarder le physique et le moral comme hétérogènes. Ce dualisme a pesé lourdement sur toute l’histoire de la connaissance de l’homme. Il a créé le faux problème des relations de l’âme et du corps. Il n’y a pas de lieu d’examiner la nature de ces relations, car nous n’observons ni âme, ni corps, mais seulement un être composite dont nous avons divisé arbitrairement les activités en physiologiques et mentales.

    203 avancée de l’homme
    L’humanité n’a jamais rien gagné par l’effort de la foule. Elle est poussée en avant par la passion de quelques individus, par la flamme de leur intelligence par leur idéal de science, de charité, ou de beauté.

    227 « vie » moderne ?
    Notre vie actuelle présente un vice fondamental qui nous est encore caché. Dans les conditions nouvelles de l’existence que nous avons créée, nos activités les plus spécifiques se développent mal et de façon incomplète. On dirait qu’au milieu des merveilles de la civilisation moderne la personnalité humaine a une tendance à se dissoudre.

    315 auto-protection
    Au lieu de prévenir les maladies uniquement en protégeant les individus contre les agents de ces maladies, il faut rendre chacun capable de se protéger lui-même en augmentant artificiellement l’efficacité de ses fonctions adaptives.

    324 progrès
    Après tout, la civilisation a pour but, non pas le progrès de la science et des machines, mais celui de l’homme.

    ReplyDelete
  3. 328-329 science du général et du particulier
    À la vérité, nous avons besoin du général et du particulier, de l’être humain et de l’individu. La réalité du général, des Universaux, est indispensable à la construction de la science, car notre esprit ne se meut aisément que parmi mes abstractions. Pour le savant moderne, comme pour Platon, les idées sont la seule réalité. Cette réalité abstraite nous donne la connaissance du concret. Le général nous fait saisir le particulier. Grâce aux abstractions créées par les sciences de l’être humain, l’individu peut être habillé de schémas commodes qui, sans être faits à sa mesure, s’appliquent cependant à lui et nous aident à le comprendre. D’autre part, l’étude empirique des faits concrets permet l’évolution et le progrès des idées, des Universaux. Elle les enrichit continuellement. L’observation de multitudes d’individus développe une science de plus en plus complète de l’être humain. Les idées, au lieu d’être immobiles dans leur beauté, comme le voulait Platon, se transforment et grandissent, quand notre esprit s’abreuve à la source sans cesse jaillissante de la réalité empirique.

    Nous vivons dans deux mondes différents, celui des faits, et celui de leurs symboles. Pour prendre connaissance de nous-mêmes et de nos semblables, nous utilisons à la fois l’observation et les abstractions scientifiques. Mais il nous arrive de confondre l’abstrait et le concret. Nous traitons alors les faits comme de symboles. Nous assimilons l’individu à l’être humain. La plupart des erreurs des éducateurs, des médecins et des sociologues bennent de cette confusion. Les savants habitués aux techniques de la mécanique, de la chimie, de la physique et de la physiologie, étrangers à la philosophie et à la culture intellectuelle, sont exposés à mélanger les concepts des différentes disciplines, et à ne pas distinguer clairement le général du particulier. Cependant, dans la poursuite de la connaissance de nous-mêmes, il importe de faire exactement la part de l’être humain et celle de l’individu. C’est aux individus que nous avons affaire dans l’éduction, la médecine et la sociologie. Il serait désastreux de les considérer seulement comme des symboles, comme des êtres humains. L’individualité est un caractère fondamental de l’homme. Elle ne consiste pas seulement en un certain aspect du corps et de l’esprit. Elle imprègne tout notre être. Elle en fait un évènement unique dans l’histoire du monde. D’une part, elle se manifeste dans l’ensemble formé par l’organisme et la conscience. D’autre part, elle met son empreinte sur chaque élément de cet ensemble, tout en restant indivisible. C’est uniquement parce qu’il est commode de le faire, que nous considérons séparément ses aspects tissulaire, humoral et mental.

    ReplyDelete
  4. 342-345 la science du particulier
    Il serait impossible, cependant, de construire une science de la médecine en se contentant de compiler un grand nombre d’observations individuelles. Il a fallu classifier les faits et les simplifier par des abstractions. C’est ainsi qu’est née la maladie. Alors on a pu écrire les traités de médecine. Une sorte de science s’est édifiée, grossièrement descriptive, rudimentaire, imparfaite, mais commode, indéfiniment perfectible, et d’un enseignement facile. Malheureusement, les médecins se sont contentés de ce résultat. Ils n’ont pas compris que les traités, décrivant des entités pathologiques, contiennent seulement une partie des connaissances nécessaires à celui qui soigne des malades. Au médecin la science des maladies ne suffit plus. Il faut aussi qu’elle distingue clairement l’être humain malade, décrit dans les livres médicaux, du malade concret en face duquel il se trouve. Ce malade, qui doit être non seulement étudié, mais avant tout soulagé, rassuré et guéri. Son rôle consiste à découvrir, dans chaque patient, les caractères de son individualité, sa résistance propre à l’agent pathogène, le degré de sa sensibilité à la douleur, la valeur de toutes ses activités organiques, son passé et son avenir. Ce n’est pas par le calcul des probabilités qu’il doit prédire le futur d’un individu, mais par une analyse profonde de sa personnalité humorale, tissulaire et psychologique. En somme, la médecine, quand elle se limite à l’étude des maladies, s’ampute d’une partie d’elle-même.

    Beaucoup de médecins s’obstinent à ne poursuivre que des abstractions. D’autres, cependant, croient que la connaissance du malade est aussi importante que celle de la maladie. Les premiers veulent rester dans le domaine des symboles, les autres sentent la nécessité d’appréhender le concret. On voit donc se réveiller, autour des Ecoles de médecine, la vieille querelle des réalistes et des nominalistes. La médecine scientifique, établie dans ses palais, défend comme l’Eglise du moyen âge la réalité des Universaux. Elle anathématise les nominalistes qui, à l’exemple d’Abélard, considèrent les Universaux et les maladies comme des créations de notre esprit, et les malades comme la seule réalité. En vérité, la médecine doit être à la fois réaliste et nominaliste. Il faut qu’elle étudie l’individu aussi bien que la maladie. Peut-être que la méfiance que le public éprouve de plus en plus à son égard, l’inefficacité et parfois le ridicule de la thérapeutique sont-ils dus à la confusion des symboles indispensables à l’édification des sciences médicales et du patient concret. L’insuccès des médecins vient de ce qu’ils vivent dans un monde imaginaire. Ils voient dans les malades les maladies décrites dans les traités de médecine. Ils sont les victimes de la croyance en la réalité des Universaux. En outre, ils confondent les concepts d’esprit et de méthode, de science et de technologie. Ils ne réalisent pas que l’être humain est un tout, que les fonctions adaptives s’étendent à tous les systèmes organiques, que les divisions anatomiques sont artificielles. La séparation du corps en parties a été, jusqu’à présent, avantageuse pour eux. Mais elle est dangereuse et coûteuse pour le malade. Elle le sera finalement pour le médecin

    […] les médecins se trouvent en présence à la fois de la réalité concrète et des abstractions scientifiques. Il faut que leur pensée appréhende simultanément les phénomènes et les symboles, qu’elle fouille les organes et la conscience, qu’elle pénètre avec chaque individu dans un monde différent. On leur demande le tour de force de construire une science du particulier.

    ReplyDelete
  5. 371 pourquoi la société standardise La société moderne ignore l’individu. Elle ne tient compte que des êtres humains. Elle croit à la réalité des Universaux et nous traite comme des abstractions. C’est la confusion des concepts d’individu et d’être humain qui l’a conduite à une de ses erreurs les plus graves, à la standardisation des hommes. Si ceux-ci étaient tous identiques, il serait possible de les élever, de les faire vivre et travailler en troupeaux, comme des bestiaux. Mais chacun d’eux a une personnalité. Il ne peut pas être traité comme un symbole.

    373-374 les hommes ne sont pas tous égaux
    [DANGER : passage eugénique !] Une autre erreur, due à la confusion des concepts d’être humain et d’individu, est l’égalité démocratique. Ce dogme s’effondre aujourd’hui sous les coups de l’expérience des peuples. Il est donc inutile de montrer sa fausseté. Mais on doit s’étonner de son long succès. Comme l’humanité a-t-elle pu y croire si longtemps ? Il ne tient pas compte de la constitution du corps et de la conscience. Il ne convient pas au fait concret qui est l’individu. Certes, tous les êtres humains sont égaux. Mais les individus ne le sont pas. L’égalité de leurs droits est une illusion. Le faible d’esprit et l’homme de génie ne doivent pas être égaux devant la loi. L’être stupide, inintelligent, incapable d’attention, dispersé, n’a pas droit à une éducation supérieure. Il est absurde de lui donner le même pouvoir électoral qu’à l’individu complètement développé. Les sexes ne sont pas égaux. Il est très dangereux de méconnaître toutes ces inégalités. Le principe démocratique a contribué à l’affaiblissement de la civilisation en empêchant le développement de l’élite. Il est évident que les inégalités individuelles doivent être respectées. Il y a, dans la société moderne, des fonctions appropriées aux grands, aux petits, aux moyens et aux inférieurs. Mais il ne faut pas chercher à former les individus supérieurs par les mêmes procédés que les médiocres. Aussi la standardisation des êtres humais par l’idéal démocratique a assuré la prédominance des faibles. Ceux-ci sont, dans tous les domaines, préférés aux forts. Ils sont aidés et protégés, souvent admirés. Ce sont également les malades, les criminels et les fous qui attirent la sympathie du public. C’est le mythe de l’égalité, l’amour du symbole, le dédain du fait concret qui, dans une large mesure, est coupable de l’affaissement de l’individu. Comme il était impossible de l’élever les inférieurs, le seul moyen de produire l’égalité parmi les hommes était de les amener tous au plus bas niveau.. Ainsi disparut la force de la personnalité.

    Commentaire : le caractère eugénique se manifeste dans l’expression d’une hiérarchie (« inférieurs / supérieurs / médiocres / de génie / faibles / forts ») ainsi que dans le « droit » qui en découlerait. Si l’on abandonne cette hiérarchie et le droit qui lui est attaché, il reste du bons sens (qui peut cependant dériver facilement et très dangereusement comme le fait Carrel) : nous avons tous, homme ou femme, nos différences, innées comme acquises. Il s’agit simplement de nous comporter et de s’adapter en fonction – en aucun cas on ne doit aboutir à pouvoir comparer deux individus. Il nous semble ainsi possible d’interpréter les propos de Carrel en les vidant de leur visée eugénique.

    ReplyDelete
  6. 382-383 l’erreur du dualisme
    C’est en une mauvaise interprétation d’une idée géniale de Galilée que consiste l’erreur dont nous souffrons aujourd’hui. Galilée distingua, comme on le sait, les qualités primaires des choses, dimensions et poids, qui sont susceptibles d’êtres mesurées, de leurs qualités secondaires, forme, couleur, odeur, qui ne sont pas mesurables. Le quantitatif, exprimé en langage mathématique, nous apporta la science. Le qualitatif fut négligé. L’abstraction des qualités primaires des objets était légitime. Mais l’oubli des qualités secondaires ne l’était pas. Il eut des conséquences graves pour nous. Car, chez l’homme, ce qui ne se mesure pas est plus important que ce qui se mesure. L’existence de la pensée est aussi fondamentale que celle des équilibres physico-chimiques du sérum sanguin. La séparation du qualitatif et du quantitatif fut rendue plus profonde encore quand Descartes créa le dualisme du corps et de l’âme. Dès lors, les manifestations de l’esprit devinrent inexplicables. Le matériel fut définitivement isolé du spirituel. La structure organique et les mécanismes physiologiques prirent une réalité beaucoup plus grande que le plaisir, la douleur, la beauté. Cette erreur engagea notre civilisation sur la route qui conduisit la science à son triomphe, et l’homme à sa déchéance.

    ReplyDelete