Thursday, October 4, 2012

Charlotte Lepri

Le renseignement est une pratique certainement aussi ancienne que la guerre. Il y a plus de 2500 ans, en Chine, Sun Tzu écrivait l’Art de la guerre, premier traité de stratégie militaire qui reste un classique encore aujourd’hui. Sun Tzu reconnaissait l’importance de posséder du renseignement précis et correct sur les intentions et les capacités de l’ennemi pour remporter la victoire. Durant l’Antiquité, puis au Moyen-Âge et à la Renaissance, l’importance de l’espionnage et du secret ne se fait pas démentir. L’activité des espions rime avec trahison, mystère, courage ou corruption, et est souvent le fait d’acteurs privés et occasionnels.

19 comments:

  1. Les services de renseignement en quête d’identité : quel rôle dans un monde globalisé ?

    par Charlotte Lepri

    http://www.cairn.info/revue-geoeconomie-2008-2-page-33.htm

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  2. 1 Le renseignement est une pratique certainement aussi ancienne que la guerre. Il y a plus de 2500 ans, en Chine, Sun Tzu écrivait l’Art de la guerre, premier traité de stratégie militaire qui reste un classique encore aujourd’hui. Sun Tzu reconnaissait l’importance de posséder du renseignement précis et correct sur les intentions et les capacités de l’ennemi pour remporter la victoire. Durant l’Antiquité, puis au Moyen-Âge et à la Renaissance, l’importance de l’espionnage et du secret ne se fait pas démentir. L’activité des espions rime avec trahison, mystère, courage ou corruption, et est souvent le fait d’acteurs privés et occasionnels.

    2 Au fil du temps, l’activité des services de renseignement s’est professionnalisée et s’est affirmée comme support des exigences politiques et militaires, chaque État ayant la nécessité de recueillir des renseignements sur les activités des autres États. Les objectifs sont multiples : défendre la sécurité intérieure et extérieure de l’État, mais aussi influencer subrepticement la politique et les relations des autres pays. Pour cela, les services doivent contrecarrer les menaces de plus en plus diffuses, souterraines et disséminées que constituent non seulement l’espionnage traditionnel – renseignement militaire, politique ou économique – mais également des activités plus subtiles telles que la désinformation ou l’ingérence dans les affaires politiques, économiques et culturelles.

    3 L’intervention des services de renseignement au niveau économique n’a jamais été un tabou. Ce rôle existe et se justifie par des questions de sécurité nationale, puisque les impératifs de sécurité nationale s’étendent non seulement à la défense du territoire, de la population et des ressources nationales, mais aussi à la préservation des capacités économiques de la nation[2].
    [2] En France par exemple, conformément aux dispositions de…
    Le concept de sécurité nationale prend en compte la sécurité des entreprises, puisqu’une entreprise qui prospère et qui innove est source de richesse pour l’économie dans son ensemble. À ce titre, l’État peut donc être amené à mobiliser tous les moyens à sa disposition pour protéger ses intérêts (dans une optique défensive) ou asseoir sa puissance (dans une optique offensive). C’est en ce sens que les services de renseignement peuvent être sollicités. L’action des services de renseignement comporte une orientation de plus en plus économique, dans le but de fournir à l’État les informations nécessaires pour choisir ses politiques économiques[3].
    [3] La Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI)…

    4 Selon Robert Gates, actuel secrétaire à la Défense des États-Unis et ancien directeur de la CIA, « le réexamen de la sécurité nationale met en lumière l’augmentation spectaculaire de l’importance des affaires économiques internationales en tant qu’enjeu de renseignement »[4].
    [4] Discours prononcé à l’Economic Club of Detroit, 13 avril…
    Pour Robert Gates, si la CIA n’a pas vocation à participer à de l’espionnage économique, elle pourra être « utile pour du renseignement économique, en identifiant notamment les gouvernements étrangers qui sont impliqués dans des pratiques malhonnêtes »[5].
    [5] Interview de Robert Gates, « We see a world of more, not…

    5 Si les États ont pris conscience de la nécessité de s’impliquer aux côtés des entreprises, ceci est d’autant plus vrai depuis la fin de la Guerre froide, dans un environnement globalisé de plus en plus compétitif. Pour autant, sommes-nous, comme on peut l’entendre[6],
    [6] En France, Bernard Esambert ou encore Bernard Carayon sont,…
    en « guerre économique » ? Le concept de « guerre économique », que l’on emploie pour justifier l’utilisation des services de renseignement au niveau économique, ne serait-il pas fallacieux ? Quelles sont les attentes et les limites d’un tel bouleversement du rôle des services de renseignement ?

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  3. 6 L’objectif de cet article sera de comprendre en quoi le concept de « guerre économique » ne permet pas d’optimiser les moyens et les méthodes des services de renseignement, puis d’offrir des éléments de redéfinition du rôle de services de renseignement au XXIe siècle, en intégrant la dimension économique.

    LA GUERRE ÉCONOMIQUE, UNE JUSTIFICATION INADÉQUATE POUR SOLLICITER LES SERVICES DE RENSEIGNEMENT

    7 « Au lendemain de la bataille de la Marne, le haut commandement, en présence de la forme nouvelle que prenait la guerre, a compris que celle-ci serait longue et qu’il ne suffirait pas de combattre l’ennemi sur le seul champ des opérations militaires, mais qu’il était important de l’atteindre chez lui dans ses forces vives. Réduire les disponibilités des armées ennemies en matériel, affaiblir moralement et physiquement l’ensemble de la population en la privant des matières premières nécessaires à son industrie, en arrêtant son commerce, en bloquant ses finances, en atteignant même son ravitaillement alimentaire, telles sont les idées maîtresse qui ont présidé à l’organisation de la guerre économique »[7].
    [7] Note pour l’attaché militaire des États-Unis à Paris,…

    8 Le concept de « guerre économique » n’est donc pas nouveau et a déjà mobilisé les services de renseignement durant les guerres (telle la section contrôle du Cinquième bureau pendant la Première Guerre mondiale en France), dans le but de paralyser l’économie de l’ennemi. Si le concept semble avoir acquis une autre dimension aujourd’hui, cela pose la question de savoir ce qu’il en est de l’utilité et de la pertinence d’un concept de « guerre économique » pour les services de renseignement en dehors d’un contexte de guerre à proprement parler.

    9 Paradoxalement, c’est à la fin de la Guerre froide, alors même que l’on parlait de « nouvel ordre mondial » et de paix durable, que le concept de « guerre économique » s’est véritablement développé. Depuis la fin du monde bipolaire, les préoccupations commerciales qui autrefois venaient après le conflit idéologique semblent être devenues un élément important motivant la politique étrangère. De plus, l’interdépendance et la concurrence économiques à l’échelle mondiale se sont accrues et se révèlent comme des sources importantes de tensions et de conflits possibles entre les États. « Dans ce climat d’incertitude, les pays développés, déterminés à maintenir leur niveau de vie, et les pays en développement, tout aussi décidés à améliorer le leur sont poussés à employer n’importe quel moyen à leur disposition pour améliorer la productivité et assurer la sécurité économique »[8].
    [8] M. S. Porteous, « L’espionnage économique », Commentaire,…
    En outre, après la Guerre froide, les États ont aussi voulu protéger leur économie en réponse à une forte demande de la part de l’opinion publique. Les gouvernements ont en effet payé le prix fort de leur incapacité à s’adapter aux changements économiques dans les années 1990, avec notamment l’émergence du chômage de masse. La question s’est alors posée de la façon de maîtriser l’activité économique alors que les anciennes méthodes ne fonctionnaient plus.

    Un prétexte pour survivre ?

    10 La participation des services de renseignement dans l’activité économique est, selon R. James Woolsey, ancien directeur de la CIA, « la question la plus brûlante de la politique en matière de renseignement »[9].
    [9] James Woolsey cité par R. Jeffrey Smith, “Administration…
    Pour les services de renseignements, cette réorientation représente des défis de taille, mais elle constitue surtout une opportunité de survie pour des services qui, à la fin de la Guerre froide, avaient perdu leur ennemi et leur raison d’être, et qui risquaient donc de perdre les moyens humains et financiers dont ils disposaient jusqu’à présent.

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  4. 11 Le diagnostic finit par être bien connu : avec la fin de la Guerre froide et l’extension de l’économie de marché à un grand nombre de pays, des pans entiers de l’économie ont dû se reconvertir et les États ont dû s’adapter au nouveau contexte international. C’est à la même époque que les services de renseignement se sont retrouvés quelque peu démunis face à la disparition de l’ennemi soviétique. Ces services, aux moyens imposants hérités de la Guerre froide, ont alors cherché de nouvelles missions. Avec le développement de la mondialisation et l’émergence de nouveaux pays concurrents (le Japon, les NPI, puis la Chine et l’Inde), cette nouvelle mission était toute trouvée pour les services : le renseignement économique. Il s’agit d’un engagement des moyens des services de renseignement dans l’économie, et notamment dans les secteurs stratégiques. La majorité du renseignement économique recueilli par les services de renseignement est tirée de sources ouvertes, en toute légitimité et sans recours à des moyens clandestins. Cette nouvelle mission ne doit toutefois pas constituer un prétexte pour justifier la nécessité d’importants moyens humains et financiers et, in fine, le rôle même des services de renseignement.

    12 Certes, dans le cadre de la mondialisation de l’économie et de relations internationales instables, avec des menaces en constante évolution, le besoin de renseignement est apparu différent mais toujours aussi indispensable. L’information, qui a toujours été une ressource stratégique, est aujourd’hui devenue une condition essentielle de la compétitivité.

    13 Pour autant, fonder ce besoin en agitant l’épouvantail de la « guerre économique » peut conduire à une approche biaisée de la question, à une mauvaise compréhension des enjeux, et donc à la mise en œuvre de mauvaises mesures.

    Une approche biaisée de l’économie

    14 Le concept de « guerre économique » a souvent été utilisé pour exprimer des situations ou des politiques différentes, que l’on soit en temps de guerre ou en temps de paix. Dans sa conception la plus répandue aujourd’hui, il recouvre l’idée selon laquelle l’économie est un lieu de conflit, dont les objectifs portent sur la répartition des richesses mondiales. Dans ces conditions, la conquête des marchés se substitue à l’invasion territoriale, alors même que la multiplication des interdépendances économiques a réduit le risque de conflit militaire entre les puissances développées. « La compétition économique s’inspire des méthodes utilisées par les militaires pour obtenir, traiter, diffuser, protéger les informations qui assurent un avantage compétitif, si bien qu’on parle de guerre économique »[10].
    [10] Jean-Paul Gillybœuf, « Enjeux, méthodes et moyens du…
    Il s’agirait donc d’une guerre permanente, engagée par les nations et leurs entreprises, en vue d’un partage de la production mondiale plus favorable aux intérêts nationaux. L’espionnage industriel, l’intelligence économique, les normalisations industrielles seraient autant d’armes dans cette guerre.

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  5. 15 Il est couramment admis que ce fut la doctrine mercantiliste qui développa la première l’idée de « guerre économique », un pays ne pouvant progresser économiquement qu’au détriment d’un autre. Rappelons toutefois que les mercantilistes œuvraient pour assurer au prince un trésor de guerre. Chez les libéraux, au contraire, la généralisation du libre-échange permet l’enrichissement de tous, les conflits militaires et commerciaux entre États ne peuvent venir que d’une mauvaise compréhension par les gouvernements du véritable intérêt de leur pays. Le libre-échange serait ainsi le garant de la paix internationale, car du fait de l’interdépendance économique et de la libéralisation, les États n’ont aucun intérêt à se faire la guerre. Par sa théorie de l’avantage comparatif, Ricardo démontrait en 1817 que même un pays sans avantage absolu pouvait tirer partie des échanges. En revanche, les « néo-mercantilistes » voient dans le commerce international une guerre économique nécessitant des pratiques agressives et des moyens défensifs. La Guerre froide aurait laissé la place à une « guerre économique » dans laquelle les États se concurrencent pour obtenir des emplois. Avec ces nouvelles théories, l’État retrouve un rôle de premier ordre : dans une économie mondiale où les gains se réalisent au détriment d’autres nations, les pouvoirs publics ont un rôle important à jouer sur la détermination des échanges et la spécialisation des entreprises. Dans un contexte de globalisation économique, la communication a pris une place prépondérante et maîtriser l’information et sa diffusion est une nécessité pour les entreprises. Pour Clyde Prestowitz, président de l’Economic Strategy Institute, « refuser de reconnaître qu’il existe des confrontations au niveau du commerce empêche les États-Unis de répondre effectivement au défi de la compétition économique »[11].
    [11] Selig S. Harrison et Clyde V. Prestowitz, « Pacific Agenda…

    16 Guerre de substitution à la Guerre froide ou véritable enjeu de puissance, la question divise. Reste que la « guerre économique » est devenue une description – voire même une vision – de l’état du monde. Pour peu, ce débat opposerait les tenants de la globalisation et ceux de la guerre économique, faisant « resurgir des préoccupations remontant aux origines de la réflexion économique, comme par exemple l’alternative libéralisme/protectionnisme »[12],
    [12] Fanny Coulomb, Les relations internationales au cœur du…
    où la conception du rôle de l’État dans l’économie diffère.

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  6. 17 Cependant, comme l’exprime Fanny Coulomb, « il ne s’agit pas d’une guerre avec la volonté de détruire les autres, il s’agit simplement d’un conflit économique dans lequel les États interviennent pour favoriser leurs propres économies, par l’exercice de leur pouvoir d’influence ou par la mise en place de politiques commerciales ou industrielles adaptées. Ainsi, les grandes puissances cherchent des alliances dans les grandes organisations internationales, moins pour fragiliser les autres pays que pour améliorer leur propre situation, quels que soient par ailleurs les résultats sur les autres économies »[13].
    [13] Fanny Coulomb, « Pour une nouvelle conceptualisation de…
    Si l’on accepte le concept de guerre, cela signifie que l’on doit s’en protéger. Or, le protectionnisme tend à réduire la compétitivité des entreprises. La compétition est en effet un moindre mal, qui permet d’accroître la compétitivité, de réduire les prix et de s’adapter aux besoins des consommateurs.

    18 La principale justification d’une implication des services de renseignement dans la guerre économique repose sur l’idée que la compétition économique internationale est une menace à la sécurité nationale d’un pays. Une telle supposition trahit une incompréhension de l’économie, mais surtout risque de distraire les services de renseignement de leur mission : recueillir de l’information sur les véritables menaces à la sécurité nationale (telles que la prolifération nucléaire ou le terrorisme). La participation des services de renseignement à des activités purement économiques peut conduire à une relation potentiellement corrompue des agences de renseignement avec les entreprises nationales, mais surtout à des comportements déloyaux par rapport aux autres pays, pouvant nuire à la compétitivité des entreprises.

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  7. Une redéfinition des enjeux

    19 La première question est de savoir quel est le danger réel. Dans un rapport, Intelligence économique défensive : la physionomie nationale du risque financier[14],
    [14] Consultable sur le site du Haut responsable en charge de…
    publié le 21 novembre 2006, la Direction centrale des Renseignement généraux recensent 1578 cas de vulnérabilité ou d’« agressions économiques hostiles » dans 888 entreprises françaises, entre janvier et novembre 2006, signe révélateur de l’âpreté de la compétition internationale. Les Français sont les plus agressifs (25 % des agressions sont françaises), toutes techniques utilisées, loin devant les États-Unis (14,5 %) et la Chine (13 %). Ce sont donc d’abord des entreprises françaises qui attaquent d’autres entreprises françaises. « Ces guerres hexagonales sont d’ailleurs plus virulentes que celles concernant des attaques transfrontalières, comme a pu le montrer la guerre menée autrefois par Thomson (devenu Thalès) contre Matra. »[15]
    [15] Pascal Junghans, « Les attaques financières, principale…
    Le problème ne vient donc pas de la compétition entre nations, mais de la compétition entre les entreprises, quelque soit leur nationalité. Ce document remet directement en cause « l’idée reçue d’une guerre économique menée d’abord par des États souhaitant s’emparer de secteurs stratégiques »[16]
    [16] Ibid. …
    à laquelle la France serait si mal préparée, et relativise ainsi l’efficacité d’un patriotisme économique développé par les autorités politiques. La prétendue guerre contre l’économie française ne serait donc pas menée par des puissances étrangères, mais bien par des acteurs économiques nationaux. Le problème ne viendrait donc pas des agressions extérieures destinées à gagner des parts de marché, mais plutôt de mauvais comportement, telle une « délinquance économique », qui relèverait plus de la police et des juges que des services de renseignement.

    20 Parler de « guerre économique » ne constitue-t-il pas, dès lors, un abus de langage, laissant « supposer que toute compétition s’apparente à la guerre »[17] ?
    [17] Fanny Coulomb, « Pour une nouvelle conceptualisation de…
    Fanny Coulomb propose de parler plutôt de « conflits économiques » pour « toutes les stratégies qui conduisent un pays ou une firme à s’assurer des avantages économiques particuliers, même au détriment d’autres États et firmes, et de réserver le concept de « guerre économique » aux opérations qui n’ont pas un simple objectif économique et qui ont pour vocation d’agresser ou d’affaiblir un pays ennemi »[18].
    [18] Ibid. …

    21 Cela soulève une autre question : pourquoi les entreprises – quelles soient françaises, américaines, britanniques, etc. – devraient-elles se protéger ? La situation des grands groupes français par exemple s’est-elle détériorée ? À en voir les différents World Investment Reports de la CNUCED, le nombre d’entreprises françaises dans le World’s Top 100 Non-Financial TNCs a augmenté ces dernières années, et leur chiffre d’affaire n’a cessé de croître. Toute la question est là : à quoi servirait-il de mobiliser les services de renseignement dans une guerre économique ? Si l’objectif pour une entreprise est effectivement de gagner des parts de marché, il est clairement admis que l’entreprise sera plus à même de se battre quand l’État n’intervient pas. « Le développement du commerce international est un facteur de paix, laquelle est la situation normale de l’économie de marché »[19].
    [19] Jacques Fontanel, La paix par la globalisation, dans Civilisation,…
    En effet, dans un monde sans échange, un État peut attaquer un autre État sans prendre trop de risques car il n’y a pas d’intérêts économiques en jeu. En revanche, dans un monde rempli d’échanges, le calcul coût/bénéfice concernant une attaque est différent, car même en cas de victoire, l’État qui attaque prend le risque de briser une relation non seulement commerciale mais aussi diplomatique.

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  8. 22 Pour Paul Krugman[20],
    [20] Voir Paul Krugman, La mondialisation n’est pas coupable,…
    un libre-échange raisonné est source de développement mutuel des sociétés. Il ne faut pas assimiler la concurrence entre les entreprises avec la compétition entre nations. L’intervention de l’État n’apporte pas que des avantages : du fait de leurs contraintes budgétaires, les pouvoirs publics ne peuvent pas soutenir toute l’industrie nationale, et disposent rarement de toute l’information disponible pour mener une politique adéquate. Au final, le risque est de fournir une protection inefficace, soit parce que la relance touche des secteurs peu compétitifs, soit parce que les subventions sont accordées en faveur de certains grands groupes de pression au détriment du bien-être de la nation. Le risque est également de conduire, au nom de la guerre économique, des politiques néfastes à l’intérêt économique général, dans la poursuite de l’objectif illusoire de la compétitivité. Le patriotisme économique ne rend pas une économie plus compétitive, il vise à protéger certaines entreprises jugées stratégiques. Si la politique commerciale stratégique est souvent utilisée pour corriger les imperfections du marché, les gouvernements doivent en priorité se demander quelles sont les origines de ces imperfections[21].
    [21] Steven Coissard, http:/ / www. diplomatie. gouv. fr/ fr/ IMG/ pdf/ AFRI%2042. pdf…
    Les pouvoirs publics peuvent avoir tendance à agiter l’épouvantail de la « guerre économique », le thème de l’agression extérieure et de l’appel à la défense nationale se révèle très pratique pour fausser le débat économique et imposer des mesures souvent inadaptées.

    23 Pour Elie Cohen, « il y a un vieux fond mercantiliste en France qui tend à voir dans les querelles commerciales l’ombre portée de la guerre économique, voire de la guerre par d’autres moyens. C’est une vision erronée des choses. […] Le problème des nations n’est pas la compétitivité, c’est-à-dire faire mieux que le pays voisin, gagner des parts de marché. Le véritable enjeu est la productivité ou la capacité d’un pays à produire mieux et moins cher en utilisant son capital humain, son capital physique et en mobilisant les ressources technologiques et scientifiques »[22].
    [22] Elie Cohen, « La Guerre économique n’aura pas lieu »,…

    24 Finalement, est-ce que les services de renseignement sont l’institution la plus adéquate pour rassembler et analyser de l’information sur les questions économiques ? Est-ce au gouvernement et à ses services de faire du renseignement économique ? Ne doivent-ils pas plutôt se concentrer sur d’autres enjeux de sécurité ?

    25 Il serait trompeur de vouloir accorder un rôle majeur aux services de renseignement en matière économique, mais il serait tout aussi illusoire de ne pas leur en donner du tout. Dans ce contexte, comment mettre en place ce nouveau type de missions sans que se posent des problèmes éthiques et moraux ? Ces questions, au-delà des débats polémiques, touchent à l’identité et l’avenir même des services de renseignement.

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  9. VERS UNE REDÉFINITION DU RÔLE DES SERVICES DE RENSEIGNEMENT AU XXIE SIÈCLE

    26 En ce début de XXIe siècle, alors que le contexte géopolitique s’est largement modifié ces dernières années, il semble légitime de s’interroger sur les risques et les menaces auxquels nous sommes confrontés. La définition des menaces qui pèsent aujourd’hui sur la population et sur les intérêts stratégiques des États permet d’apporter quelques pistes de réflexion quant aux réformes des États et à la réorganisation des services étatiques nécessaires pour s’adapter aux nouveaux enjeux. La communauté du renseignement doit donc elle aussi s’adapter au nouveau contexte, en prenant en compte les contraintes qui pèsent sur elle. À l’heure de la paix durable, les sociétés démocratiques sont bien plus exigeantes qu’autrefois en termes de transparence et de responsabilité (accountability), et les méthodes et les excès des services de renseignement pendant la Guerre froide ne sont plus acceptés. Le contrôle parlementaire sur les services de renseignement s’est d’ailleurs largement accru ces dernières années[23].
    [23] La France, par exemple, a adopté le 9 octobre 2007 une…

    Une menace économique ?

    27 Dans un rapport publié en février 1995, intitulé A National Security Strategy of Engagement and Enlargement, la Maison Blanche exposait en détail ce qu’elle attendait des services de renseignement américains en ce qui concerne la protection des intérêts économiques américains. Afin de bien prévenir les dangers qui pèsent sur la démocratie et sur le « bien-être économique » des États-Unis, l’appareil du renseignement doit suivre l’évolution de la situation politique, économique, sociale et militaire dans les parties du monde où les intérêts américains sont le plus engagés. Le renseignement économique est donc amené à jouer un rôle de plus en plus important pour aider les décideurs à comprendre les tendances économiques. Ce rapport prévoit clairement le recours à des méthodes clandestines pour obtenir ces renseignements là où «la collecte officielle […] de sources ouvertes est inadéquate»[24].
    [24] http:/ / www. dtic. mil/ doctrine/ jel/ research_ pubs/ nss. pdf…

    28 Au Royaume-Uni, une loi de 1994 sur les services de renseignements rend officielles les fonctions du Security Service (MI-5) et du Government Communications Headquarters (GCHQ), concernant les intérêts économiques et commerciaux de l’État. Le MI-5 est chargé entre autres de « protéger le bien-être économique du Royaume-Uni contre les menaces provenant d’actions ou d’intentions de personnes de l’extérieur des îles Britanniques »[25],
    [25] Security Service Act 1989 disponible à l’adresse: http:/ / www. opsi. gov. uk/ acts/ acts1989/ Ukpga_ 19890005_ en_ 1. htm…
    ainsi que d’obtenir et de fournir des informations sur ces gestes ou intentions. Ces fonctions ne doivent être exercées que dans l’intérêt de la sécurité nationale, dans le cadre des efforts de prévention ou de détection des crimes graves et « dans l’intérêt du bien-être économique du Royaume-Uni ».

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  10. 29 Il apparaît ainsi que certaines questions d’intérêt économique et commercial, même si elles ne menacent pas directement les intérêts de la sécurité nationale au sens traditionnel, sont néanmoins suffisamment importantes pour justifier le recours aux pouvoirs intrusifs et controversés de l’appareil de renseignement. Une interprétation stricte du rôle des services de renseignement pourrait, par exemple, limiter l’intérêt de ces services à des questions comme la sécurité de l’approvisionnement en matériel ou en technologies d’importance stratégique. Il est beaucoup plus facile d’utiliser comme critère la détermination des répercussions de certains agissements sur l’économie d’un pays, que la détermination de l’existence d’une menace économique pour la sécurité nationale. L’utilisation de cette expression indique clairement que les gouvernements, britannique et américain en l’occurrence, veulent que leurs appareils de renseignement respectifs s’engagent, au sens le plus large, à appuyer et à protéger les intérêts économiques et commerciaux de l’État.

    30 En France, l’action des services de renseignement en matière économique se retrouve à deux niveaux, d’une part la formation aux entreprises pour protéger le patrimoine français et pallier un point faible des entreprises françaises, principalement des PME-PMI, à savoir l’insuffisance de la protection contre les « agressions extérieures », et d’autre part la collecte, l’analyse, le traitement et la diffusion d’information à caractère économique.

    31 Depuis les années 1990, l’intelligence économique est devenue une préoccupation publique. En 1995 est créé le Comité pour la compétitivité et la sécurité économique, chargé de définir les actions à entreprendre dans ce domaine[26].
    [26] Ce comité disparaît en 1997. …
    Ce comité est rattaché directement au SGDN[27].
    [27] Secrétariat général de la défense nationale, organe…
    Point de départ de ce mouvement : le rapport Martre (1994), considéré comme « l’acte fondateur de l’intelligence économique à la française ». Le rôle des services de renseignement français en matière économique s’est « formalisé » en 2002, avec l’arrivée d’Alain Juillet, ex-PDG de Marks & Spencer France, à la tête de la direction du renseignement de la DGSE[28],
    [28] Direction générale de la sécurité extérieure. …
    puis « institutionnalisé », avec la nomination de ce même Alain Juillet comme Haut responsable de l’intelligence économique auprès du gouvernement, au sein du SGDN, le 31 décembre 2003. On note par ailleurs une montée en puissance du ministère de l’Intérieur (par le biais de la DST[29]
    [29] Direction de la surveillance du territoire. …
    et des RG[30],
    [30] Renseignement généraux. …
    aujourd’hui réunis en DCRI[31])
    [31] Direction centrale du renseignement intérieur. …
    en matière d’intelligence économique. Pour Pierre de Bousquet de Florian, directeur de la DST de 2002 à 2007, « il ne faut pas avoir le moindre état d’âme à soutenir les projets économiques nationaux. Il est légitime de prévenir une structure de recherche que, derrière le laboratoire avec lequel elle entend travailler, se cache un groupe étranger aux intérêts divergents ; ou qu’une PME sache qu’un investisseur est lié à une organisation criminelle désireuse de s’implanter en France. La sécurité économique est le cœur de métier de la DST qui défend les intérêts nationaux »[32].
    [32] Pierre de Bousquet de Florian, dépêche AFP, 10 mars 2006. …

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  11. 32 Le véritable déclic semble être intervenu il y a plus de dix ans lors de l’affaire Raytheon. En 1994, Thomson-CSF avait perdu, contre toute attente, le projet brésilien Sivam, un système de surveillance de la forêt amazonienne. Peu après, les services secrets français découvraient que l’Agence nationale de la sécurité américaine (la NSA, National Security Agency) avait intercepté des appels téléphoniques français au profit de son concurrent américain. Grâce aux écoutes (Echelon), Raytheon put ainsi remporter le marché. Cette affaire est assez représentative de la vision quelque peu biaisée qui existe en France au sujet du rôle des services de renseignement, notamment en matière d’intelligence économique. Cette affaire relève moins d’enjeux économiques que d’enjeux politiques et stratégiques. Le concept de guerre économique fait donc appel à des outils fondés sur une guerre qui n’est pas fondamentalement économique : il s’agit surtout d’influence, de stratégie et de sécurité nationale. Justifier un rôle des services de renseignement en matière économique pour être mieux armé dans la guerre économique n’a pas véritablement de sens. En revanche, il est utile de redéfinir ce que pourrait être le renseignement économique dans le contexte actuel et d’en cerner le cadre.

    Quel rôle pour les services de renseignement ?

    33 Contre toute attente, le nouveau contexte international justifie un vrai rôle des services de renseignement, mais dans un cadre spécifique qui n’est pas celui de la guerre économique. L’objectif principal et fondamental du renseignement est d’informer les responsables politiques, de collecter et d’analyser l’information dont ils ont besoin, y compris en menant des actions clandestines. Le rôle des services de renseignement est d’éviter toute « surprise » au niveau stratégique, de fournir une expertise de long terme, de maintenir le secret de l’information, des besoins et des méthodes, ainsi que de soutenir la politique du gouvernement.

    34 À ce titre, si l’on adapte ces quatre fonctions à un renseignement plus économique, les services de renseignements peuvent jouer quatre grands rôles dans la protection et l’appui des intérêts économiques et commerciaux. Tout d’abord, ils peuvent assurer un appui en matière de contre-espionnage : par cette fonction, sans doute la moins controversée, les services de contre-espionnage fournissent des rapports au gouvernement sur les activités clandestines dirigées contre les intérêts économiques et commerciaux du pays auxquelles se livrent certains services de renseignement étrangers.

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  12. 35 Grâce à leur capacité uniques de collecte, les services de renseignement fournissent également des renseignements économiques, inaccessibles autrement, aux responsables politiques, ainsi que des analyses à valeur ajoutée sur des questions jugées stratégiquement importantes.

    36 Les services de renseignement peuvent également être amenés à mener des « activités spéciales » pour influer sur des événements, des comportements, ou sur la formulation des politiques dans d’autres pays. Ces activités plus clandestines, et donc plus controversées, pourraient aller de la tenue de campagnes de désinformation visant les marchés de pays tiers, à l’exercice d’une influence clandestine sur d’importantes décisions économiques.

    37 Enfin, afin de soutenir la politique du gouvernement, les services de renseignement peuvent fournir des informations sur les capacités et les intentions que les concurrents et les adversaires économiques cherchent à dissimuler. En surveillant les accords commerciaux et en recueillant des informations sur des pratiques commerciales déloyales ou malhonnêtes, les services de renseignement peuvent participer à la surveillance du respect par les États membres des ententes internationales ayant des répercussions sur les intérêts économiques et commerciaux du pays, comme le fait actuellement la CIA, qui reconnaît surveiller des pratiques étrangères malhonnêtes[33].
    [33] L’Economic Espionage Act, qui date de 1996, focalise particulièrement…

    38 Par ailleurs, une dernière activité peut être envisagée, qui se démarque des précédentes de par son aspect plus « privé » : obtenir des informations commerciales et des technologies pour les transmettre, en fin de compte, à des intervenants commerciaux ou à des consortiums privilégiés dans des secteurs jugés stratégiques par les pouvoirs publics – la difficulté étant de déterminer ce qui est stratégique. Cette question de l’espionnage économique pour soutenir des intervenants commerciaux est évidemment très controversée, et la plupart des puissances occidentales nient officiellement mener de telles activités.

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  13. 39 Renforcer le lien entre le monde du renseignement et le monde économique et commercial peut poser un certain nombre de problèmes, et c’est pour cela qu’une telle action doit être bien encadrée.

    40 En effet, si la communauté du renseignement devait partager ses informations avec le milieu des affaires, comment pourrait-elle protéger les sources et les méthodes utilisées pour obtenir ces informations ? Si ces sources et méthodes ne peuvent être partagées, les agents économiques accepteront-ils ces informations ?

    41 D’autre part, avec qui la communauté du renseignement devra-t-elle partager ses informations ? Comment cibler une entreprise nationale alors qu’aujourd’hui la plupart sont multinationales ? Étant donné que chaque secteur compte un nombre important d’entreprises concurrentes, quelles sont celles à qui la communauté du renseignement devra fournir les informations dont elle dispose ? Quelles seront les bases de sélection des destinataires ? Aux États-Unis, l’administration démocrate avait dans les années 1990 adopté une voie assez originale en la matière : elle voulait aider les entreprises qui créaient des emplois aux États-Unis, quelque soit leur nationalité – politique qui a assez bien fonctionné au demeurant. Si les services de renseignement sont utilisés pour soutenir la politique industrielle ou économique nationale, leur action bénéficiera nécessairement à certaines entreprises plus qu’à d’autres, de la même façon que les gouvernements ne peuvent pas subventionner toutes les entreprises d’un même secteur. Le risque majeur est le développement d’une certaine forme de corruption, car si le gouvernement commence à fournir du renseignement à des entreprises, les enjeux financiers étant ce qu’ils sont, ces entreprises vont consacrer de plus en plus de temps et de ressources à s’attirer les faveurs de la bureaucratie, des services ou du gouvernement.

    42 L’espionnage économique ne risque-t-il pas de créer certains antagonismes entre des pays au demeurant alliés ? Au final, une telle politique ne risque-t-elle pas de créer plus de problèmes sur la scène internationale, au seul motif de protéger l’industrie nationale ? L’intervention des États – au nom d’une prétendue « guerre économique » – dans les processus des échanges ne transforme-t-elle pas la nature même de ces processus, créant de fait une situation de guerre économique ? Le risque de pénétration de l’État dans les affaires économiques est de briser des relations avec d’autres États, alors que d’autres enjeux stratégiques plus importants sont en jeu. Cela peut conduire à un refroidissement des relations entre pays ayant des intérêts communs.

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  14. 43 La grande majorité des renseignements économiques recueillis par les services de renseignement sont tirés de sources ouvertes, en toute légitimité et sans recours à des moyens clandestins. Le développement d’Internet a bouleversé le paysage de l’information. Celle-ci est bien plus accessible aujourd’hui, pour peu que l’on sache bien chercher. C’est pourquoi on peut s’interroger sur la pertinence de recourir à l’utilisation des services de renseignement en matière économique de manière non raisonnée et non encadrée. Dans certains cas, les moyens privés (centres de recherche, cabinets de conseil, consultants, entreprises privées…) semblent amplement suffisants. « Dès lors les pratiques de renseignement et de manipulation devaient naturellement s’“exporter” en direction des entreprises, nouveaux acteurs de première ligne dans les futurs conflits géoéconomiques »[34].
    [34] Bertrand Warusfel, préface à l’ouvrage de Jerôme Dupré,…
    Il faut donc être prudent avant d’engager les services de renseignement en matière économique, et se poser un certain nombre de questions : est-ce que cela relève de la sécurité de l’État ? Est-ce éthique ? Est-ce efficace ? Il est donc nécessaire de faire un usage raisonné des services de renseignement dans ces matières, sachant que l’effort des services de renseignement doit se concentrer en priorité sur les enjeux de sécurité nationale qu’ils sont les seuls à pouvoir traiter.

    44 Cette dernière affirmation est toutefois de moins en moins vraie aujourd’hui. Même dans les domaines régaliens de l’État, un phénomène nouveau apparaît : la privatisation, notamment en matière de sécurité et de défense. La relation entre la chose civile et le secteur militaire est en pleine mutation. La façon de penser les questions de sécurité nationale et internationale s’est transformée depuis la fin de la Guerre froide de par la conjoncture économique, l’exigence de rationalisation des budgets de la défense et de la sécurité, et la redéfinition de la sécurité ces dernières années. En matière de renseignement, cela conduit à trois évolutions qui s’entretiennent : la privatisation des acteurs, des clients et des sources du renseignement. Le fait que les services de renseignement s’intéressent de plus en plus à des questions économiques fait donc partie d’un phénomène plus global de privatisation du renseignement.
    La privatisation du renseignement : vers un changement des pratiques du renseignement

    45 Pour Olivier Forcade et Sébastien Laurent, « depuis une dizaine d’années, l’on assiste à un mouvement de fond dans l’ensemble de la communauté du renseignement, touchée par un mouvement de privatisation »[35].
    [35] Olivier Forcade et Sébastien Laurent, Secrets d’État,…
    Selon eux, on assiste à un retour aux sources primitives du renseignement : « lorsque les royaumes ne disposaient pas de ressources nécessaires, ils utilisaient des moyens privés ». Même si, en Europe, il existe une réticence considérable de la part des autorités à recourir au secteur privé en matière de renseignement, car cela pose immédiatement le problème des excès possibles, dans une approche où tous les coups sont permis. Aux États-Unis notamment, l’apport du privé est très important, et organisé de telle façon qu’il peut rapidement devenir incontrôlable. La privatisation du renseignement entraîne une perte de repères moraux, voire même déontologiques, chez les nouveaux acteurs privés et installe un rapport États-clients/entreprises qui peut facilement conduire à certains effets pervers. Or, nous ne nous trouvons pas uniquement sur un marché comme un autre, puisque la privatisation et l’externalisation conduisent à des renonciations des prérogatives régaliennes de l’État. Venue d’outre-Atlantique, cette tendance est de plus en plus visible dans les guerres récentes (comme en Yougoslavie ou à nouveau en Irak)[36].
    [36] Voir l’affaire Blackwater en Irak, qui avive les polémiques…

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  15. 46 L’ouverture croissante des marchés mondiaux au capitalisme a encouragé la privatisation des pratiques de renseignement, qui étaient jusqu’à présent un domaine exclusif des agences étatiques. L’espionnage des activités économiques constitue aujourd’hui une dimension essentielle de l’activité d’agents privés. Ce phénomène se développe de deux manières. D’une part, les grandes entreprises développent en leur sein des branches dédiées aux activités de renseignement. Selon Olivier Forcade et Sébastien Laurent, « rares sont aujourd’hui les multinationales à ne pas avoir de branches spécialisées de renseignement »[37],
    [37] Olivier Forcade et Sébastien Laurent, p. 210. …
    ce marché du renseignement privé étant particulièrement lucratif. D’autre part, les sociétés d’intelligence économique, les cabinets de consultants ou les sociétés de sécurité se multiplient, proposant leurs services en matière de collecte, d’analyse et de traitement de l’information aussi bien à des sociétés privées qu’aux services de l’État. Les services de renseignement externalisent ainsi une partie de leurs activités. La CIA est d’ailleurs particulièrement en avance dans l’utilisation de l’externalisation[38] :
    [38] Voir le blog de R. J. Hillhouse, The Spy Who Billed Me,…
    dans un rapport de 2001, le National Counter-Intelligence Center estimait que 58 % des activités de renseignement économique étaient le fait de structures privées, 20 % provenant de structures paraétatiques (centres de recherche, universités, think tanks) et 22 % des services gouvernementaux[39].
    [39] Pascal Junghans, Les services de renseignement français,…
    Aux États-Unis, le phénomène de la privatisation du renseignement (et de ses services) fait débat, notamment en termes de contrôle, de transparence et de responsabilité de ces nouveaux acteurs. En outre, avec la privatisation des acteurs du renseignement, on assiste à un changement complet du contenu du renseignement par rapport à ses objectifs fondamentaux. Le renseignement est, par essence, la source principale d’information du pouvoir public pour prendre des décisions politiques : l’objectif est donc de savoir collecter la bonne information (contrôlée et identifiée) puis de l’analyser. Aujourd’hui, le renseignement n’est plus le monopole des services étatiques.

    47 Parallèlement à la privatisation des acteurs, on assiste à une privatisation des bénéficiaires de renseignement. À l’origine, le renseignement est fait par l’État et pour l’État. Aujourd’hui, une partie du renseignement va en direction des entreprises, en utilisant les méthodes et les outils des services gouvernementaux. Comme nous l’avons vu au long de cet article, la question clé n’est pas celle de l’utilisation même des services de renseignement à des fins économiques. Il s’agit plutôt d’avoir recours à des méthodes et des outils qui jusque-là étaient le monopole des services de renseignement de l’État. Au-delà des enjeux que nous avons déjà abordé (l’intervention de l’État au niveau économique a tendance à nuire à la compétitivité des entreprises), cet aspect de la privatisation pose le problème du flou que cela peut créer au niveau de la distinction public/privé et au niveau de la mission des services.

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  16. 48 Enfin, la privatisation des sources est plus délicate à cerner. Les « Services de renseignement » de grandes entreprises telles que Lockheed Martin, Raytheon, Booz Allen Hamilton, SAIC, etc., participeraient directement aux analyses de la CIA destinées au Director of National Intelligence, qui élabore notamment le President Daily Digest et les rapports annuels du renseignement national. La pénétration des entreprises privées au niveau des services de renseignement de l’État rend problématique la distinction entre ce qui relève de l’intérêt national et de l’intérêt des grandes entreprises.

    49 Si la frontière entre le renseignement « public » et l’intelligence ou la veille, à caractère plus privé, s’est largement amenuisée, les limites qui doivent être fixées aux services de renseignement ne sont pas clairement établies. La privatisation du renseignement peut certes accroître l’efficacité des services de renseignement, mais à quel prix ? Le risque, qui a déjà été dénoncé, est que la substance même du renseignement soit privatisée, et qu’in fine, les services de renseignement soient dans l’incapacité d’identifier et de contrôler la provenance et la destination du renseignement. Ces amalgames et confusions sont autant de risques de conflits d’intérêt entre l’État et les entreprises privées. Les spécialistes du renseignement vont devoir analyser de plus près l’impact du phénomène de privatisation de la sécurité. Les entreprises ont besoin d’accéder à l’information, et utilisent à cet effet des méthodes proches de celles des services de renseignement étatique. Est-ce que cela ne va pas réduire l’intérêt pour le renseignement « public » ? Cela ne risque-t-il pas d’éloigner les dirigeants politiques des enjeux du renseignement public ? Le contrôle parlementaire serait-il suffisant pour éviter toute dérive ? Et, in fine, cela va-t-il pousser les services de renseignement à se concentrer sur leurs missions originelles ?

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  17. NOTES

    [ * ] Charlotte Lepri est chercheur à l’IRIS depuis 2007, spécialisée sur les questions de défense, de renseignement et sur les États-Unis. Elle est actuellement doctorante à l’Université Paris VIII, sur le rôle du contrôle parlementaire sur les services de renseignement.

    [1] F. W. Rustmann Jr., CIA, Inc., espionnage et l’art du business intelligence, Brassey’s Inc., Washington D.C., 2002, p. 5.

    [2] En France par exemple, conformément aux dispositions de l’ordonnance du 7 janvier 1959 portant sur l’organisation générale de la Défense, la défense économique constitue, avec la défense militaire et la défense civile, l’une des trois composantes de la défense de la nation.

    [3] La Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) récemment créée en France, regroupant les Renseignements généraux et la Direction de la surveillance du territoire, comporte officiellement une branche « Intelligence économique ».

    [4] Discours prononcé à l’Economic Club of Detroit, 13 avril 1992.

    [5] Interview de Robert Gates, « We see a world of more, not fewer, mysteries », Time, 20 avril 1992, p. 62.

    [6] En France, Bernard Esambert ou encore Bernard Carayon sont, entre autres, des tenants du concept de guerre économique.

    [7] Note pour l’attaché militaire des États-Unis à Paris, Organisation des services militaires de renseignement et d’étude pour le Blocus des Empires du Centre, 16 avril 1917, S.H.A.T., 7 N 884, cité par Frédéric Guelton, « La naissance du renseignement économique en France pendant la Première Guerre Mondiale », Revue historique des armées, n° 225, 2001.

    [8] M.S. Porteous, « L’espionnage économique », Commentaire, n° 32, Direction de l’évaluation du renseignement (DER) du CSIS (Canadian Security Intelligence Service), 1993.

    [9] James Woolsey cité par R. Jeffrey Smith, “Administration to consider giving spy data to business”, Washington Post, 3 février 1993, p. A1.

    [10] Jean-Paul Gillybœuf, « Enjeux, méthodes et moyens du renseignement technique et économique », dans Fabienne Mercier-Bernadet (dir.), Quel Renseignement pour le XXIe siècle ?, Lavauzelle, 2001, p. 87.

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  18. [11] Selig S. Harrison et Clyde V. Prestowitz, « Pacific Agenda : Defense or Economics ? », Foreign Policy, n° 79, été 1990, p. 60.

    [12] Fanny Coulomb, Les relations internationales au cœur du débat entre science économique et économie politique, http://www.diplomatie.gouv.fr /fr /IMG /pdf /FD001148.pdf

    [13] Fanny Coulomb, « Pour une nouvelle conceptualisation de la guerre économique », Guerre et économie, dans « Référence Géopolitique », collection dirigée par Aymeric Chauprade, Éditions Ellipses, Paris, 2003.

    [14] Consultable sur le site du Haut responsable en charge de l’Intelligence économique, http://www.intelligence-economique.gouv.fr /IMG /pdf /Physionomie_ nationale_du_risque_financier.pdf

    [15] Pascal Junghans, « Les attaques financières, principale menace contre les entreprises, selon les RG », La Tribune, 15 décembre 2006.

    [16] Ibid.

    [17] Fanny Coulomb, « Pour une nouvelle conceptualisation de la guerre économique », Guerre et économie, dans « Référence Géopolitique », collection dirigée par Aymeric Chauprade, Éditions Ellipses, 2003.

    [18] Ibid.

    [19] Jacques Fontanel, La paix par la globalisation, dans Civilisation, globalisation, guerre, PUG, Grenoble, 2003, p. 7.

    [20] Voir Paul Krugman, La mondialisation n’est pas coupable, Vertus et limites du libre-échange, La Découverte/Poche, 2000 et Paul Krugman et Maurice Obstfel, Economie Internationale, 7e édition, Pearson Education, 2006.

    [21] Steven Coissard, http://www.diplomatie.gouv.fr /fr /IMG /pdf /AFRI%2042.pdf

    [22] Elie Cohen, « La Guerre économique n’aura pas lieu », dans Guerre(s) et Paix, CNRS Thema, 2e trimestre 2004.

    [23] La France, par exemple, a adopté le 9 octobre 2007 une loi portant la création d’une délégation parlementaire au renseignement.

    [24] http://www.dtic.mil /doctrine /jel /research_ pubs /nss.pdf

    [25] Security Service Act 1989 disponible à l’adresse: http://www.opsi.gov.uk /acts /acts1989 /Ukpga_ 19890005_en_1.htm

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  19. [26] Ce comité disparaît en 1997.

    [27] Secrétariat général de la défense nationale, organe gouvernemental dépendant du Premier ministre, spécifiquement dédié au travail de coordination interministérielle en matière de défense et de sécurité nationale.

    [28] Direction générale de la sécurité extérieure.

    [29] Direction de la surveillance du territoire.

    [30] Renseignement généraux.

    [31] Direction centrale du renseignement intérieur.

    [32] Pierre de Bousquet de Florian, dépêche AFP, 10 mars 2006.

    [33] L’Economic Espionage Act, qui date de 1996, focalise particulièrement son attention sur l’espionnage industriel et économique provenant de l’étranger et permet au gouvernement américain de sanctionner de tels agissements.

    [34] Bertrand Warusfel, préface à l’ouvrage de Jerôme Dupré, Renseignement et Entreprises : Intelligence économique, espionnage industriel et sécurité juridique, Éditions Lavauzelle, 2002.

    [35] Olivier Forcade et Sébastien Laurent, Secrets d’État, Éditions Armand Colin, 2005, p. 209.

    [36] Voir l’affaire Blackwater en Irak, qui avive les polémiques à ce sujet depuis l’été 2007.

    [37] Olivier Forcade et Sébastien Laurent, p. 210.

    [38] Voir le blog de R. J. Hillhouse, The Spy Who Billed Me, http://www.thespywhobilledme.com /the_ spy_who_billed_me : selon l’auteur, les seize agences de renseignement aux États-Unis, dont la CIA, consacrent 70 % de leur budget à des contractants privés, sur lesquels aucun contrôle n’est possible.

    [39] Pascal Junghans, Les services de renseignement français, Éditions Edmond Dantès, Coll. « De l’ombre à la lumière », 2006, p. 101.

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